Etude : Le désir de voyage traduit l'invivabilité croissante du monde

INTERVIEW DU FIGARO - À l'heure où l'horizon semble se dégager pour les globe-trotteurs, le chercheur en sociologie et essayiste Rodolphe Christin invite chacun à retrouver l'essence du voyage : il faudrait penser à partir moins souvent, mais dans de meilleures conditions, une ode au "slow tourisme" pour une période d'après pandémie.

Etude : Le désir de voyage traduit l'invivabilité croissante du monde

LE FIGARO. - Dans votre dernier livre La vraie vie est ici. Voyager encore ? (Ecosociété, 2020), vous pointez les effets délétères du tourisme et de son industrie. Est-ce que les hommes ont toujours eu vocation à se déplacer ?

Rodolphe CHRISTIN. - L’humanité a toujours été en mouvement. Les hommes se sont dispersés partout sur la planète, pour le commerce, des pèlerinages, des conquêtes ou des migrations plus ou moins volontaires, entreprises par des individus ou des corporations. Ils ont exploré de nouveaux territoires, franchi des montagnes et traversé les océans ignorant ce qu’ils trouveraient de l’autre côté. Derrière le désir de voyager, il y a toujours eu l’idée que le monde doit être exploré. La démarche de connaissance passe par l’expérience personnelle. L'aventure, c’est s’exposer au hasard, fouler des taches blanches, se mouvoir dans des endroits où l’on n’est pas forcément attendu, être confronté à des épreuves, avec le risque de la mésaventure.

À partir de quand peut-on dire que le voyage est entré dans la norme ?

Le départ avec une dimension éducative a toujours été valorisé dans les classes les plus aisées de la population, d’abord au sein de l’aristocratie, puis chez les bourgeois après la révolution industrielle au XIXe siècle. Dans les années 1960, avec des figures héroïques comme Jack Kerouac, il devient un moyen de se déconditionner des normes de son milieu d’appartenance et de s’extraire d’un carcan. Le voyage prend tout son sens comme contre-culture : faire l’expérience du monde, rencontrer l’autre, se confronter à des situations difficiles, s’exposer au hasard... Malheureusement, cet aspect initiatique s’est vite dilué dans un but consumériste et hédoniste. Le désir d’ailleurs est devenu l’objet des industriels qui l’ont normalisé et qui ont conduit à l’apogée du tourisme dans les années 1980. En parallèle, on assiste à un enrichissement des ménages qui autorise à consacrer une part de son budget aux activités de loisirs. Dès lors, le voyage est devenu une normalisation culturelle, et la mobilité le modèle comportemental dominant.

Cette normalisation du départ est-elle dommageable ?

L’encouragement à la volonté de découvrir a du bon. L’acte de départ est aujourd’hui valorisé tant chez les jeunes que chez les plus âgés, on a même intérêt à le mentionner dans notre curriculum vitae ! Conditionnée par l’état social et les facilités technologiques de l’époque, la décision de partir est beaucoup plus évidente et la prise de risque est minimale. L’incitation est partout, il suffit d’acheter un billet d’avion et de réserver un hébergement en quelques clics pour mettre le feu à l’étincelle de l’imaginaire. Cela va orienter les envies individuelles en facilitant le voyage à l’étranger plutôt qu’en le décourageant. Ce qui est dommageable, c’est que pour que ce désir soit pratiqué par le plus grand nombre, on a aménagé ce monde à cette fin. La dimension symbolique de découverte, d’originalité, de rencontre avec l'autre et de rareté a complètement disparu au profit de la commercialisation.


La banalisation de l’ailleurs est-elle symptomatique d’une époque où toutes les frontières semblent franchissables ?

Tout à fait et le tourisme spatial en est un parfait exemple. Il reste peu de territoires qui n’ont jamais été explorés sur la planète Terre, donc on envisage Mars comme la dernière frontière. Mais derrière la conquête de l’espace, il y a aussi un imaginaire apocalyptique porté par les purs représentants de l’hyper capitalisme comme Richard Branson, Jeff Bezos, Elon Musk : quand notre terre sera devenue invivable, on aura peut-être une planète de rechange où les êtres humains privilégiés pourront s’installer. Cette idée sous-jacente est liée à la notion d’anthropocène qui qualifie une époque où l’influence humaine est tellement forte qu’elle devient une force géologique dominante. Je crois que derrière le désir de voyage se cache le symptôme de l’invivabilité croissante du monde. S'il est nécessaire de partir loin pour se reposer, cela peut vouloir dire que la vie quotidienne est devenue insupportable.


L’absence de perspective de déplacement liée au contexte sanitaire a-t-elle redonné au voyage son caractère initial ?

Dans un sens, oui. Cette mise en pause du monde nous a confrontés à l’idée de limite et à l’absence d’horizon lointain. Le confinement a remis au centre certains besoins, comme l’accès à la nature, et porté la lumière sur les bénéfices du ralentissement du tourisme. Le grand public a pris conscience qu’il faudrait réserver le voyage à des expériences rares, partir moins mais mieux. En même temps, la pandémie a rendu l’ailleurs encore plus désirable et a montré qu’il était devenu une habitude, voire un besoin.

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