Plaidoyer pour un nouvel exotisme
Tradition, métissage, mondialisation : ces notions, qui semblent à première vue distinctes, sont toutes liées à un même concept, l’« exotisme ». Celui-ci mérite d’être réinterrogé à l’aune des enjeux contemporains.
L’anthropologie s’est fait une spécialité de la différence et de l’altérité, et donc volens nolens de l’exotisme. Par définition, l’anthropologie est une pensée contre-hégémonique, elle vise à dégager une alternative à la pensée occidentale et c’est dans cette perspective qu’elle est attendue par les publics, et au premier chef, par les médias. Toute posture qui vise à rapprocher une pensée ou une pratique d’une société exotique donnée de la société occidentale est par conséquent jugée contre-intuitive ou décevante. Il faut de la « sauvagerie » et de l’exotisme pour trouver un écho en Occident, et toute démarche inverse débouche sur l’idée que l’anthropologue scie la branche sur laquelle il est assis.
Certes, cela fait longtemps que les chercheurs ont mis l’accent sur les changements qu’ont subis les sociétés dites « primitives » – africaines entre autres – sous l’impact de la traite négrière, de la colonisation et de la globalisation. Des anthropologues, comme Alban Bensa, par exemple, ont pointé « La fin de l’exotisme » pour montrer que le voyage vers une société lointaine aboutissait souvent à retrouver les mêmes produits que dans la société occidentale ou qu’à l’inverse, on trouvait en Occident les mêmes articles « ethniques » que dans le Sud global. À quoi bon voyager au loin, si c’est pour retrouver le même ?
Dans une veine légèrement différente, l’anthropologue Marc Augé a rendu célèbre l’expression de « non-lieux » pour avancer l’idée que rien ne ressemble plus à un aéroport qu’un autre aéroport et que, de façon générale, on observe depuis des lustres un affadissement des différences culturelles à l’échelle mondiale.
Un autre point de vue est celui de la « glocalisation » qui met l’accent sur l’adaptation des items globalisés aux spécificités nationales. Les multinationales telles McDonald s’efforcent ainsi de vendre dans notre pays leurs plats avec une « touche » locale, par exemple en utilisant du pain, du fromage et de la viande français dans leurs hamburgers.
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L’exotisme de la tradition
De nouvelles tendances sont devenues dominantes en anthropologie et avancent par exemple l’idée qu’il existerait une production locale de l’« indigénéité », ou bien encore que l’on serait entrés dans une ère nouvelle : celle du post-exotisme.
Le tournage par des villageois équatoriens de vidéos sur leurs propres fêtes et rituels, par exemple, est ainsi considéré par certains anthropologues comme la manifestation d’une mise en valeur de l’indigénéité locale, indigénéité qui irait à l’encontre de toute la gamme des stéréotypes primitivistes imposés de l’extérieur sur les sociétés exotiques. Mais à l’inverse, on peut y voir une mise en scène de l’identité, une sorte d’exotisme de soi obtenue par l’objectivation filmique.
Alors que l’anthropologie est depuis quelque temps critiquée, dans une optique décoloniale, en raison de l’imposition du regard extérieur qu’elle projette sur des populations « autochtones », ne faut-il pas imputer à un regard supposé intérieur les mêmes caractéristiques ?
Loin d’être un enracinement de la visée, le filmage des pratiques d’une communauté par ses propres membres serait, pour paraphraser le philosophe Paul Ricœur, la réalisation de la figure du « soi-même comme un autre » et donc une nouvelle forme – positive, cette fois – d’exotisme.
Un post-exotisme ?
Dans une perspective voisine, d’autres anthropologues estiment, par exemple, que certains musiciens sénégalais joueurs de sabar parviendraient à établir des rapports authentiques avec le public du Nord, et échapperaient ainsi au piège de l’exotisme, souvent imputé à ce type de performances musicales.
Sans dénier ce type d’analyses, on peut avoir quelque doute sur le phénomène observé et se demander, de façon générale, si ce type de performances ne masque pas tout simplement la niche primitiviste dans laquelle se coulent ces mêmes artistes. En effet, pour survivre, et on ne saurait le leur reprocher, certains artistes sont contraints de se conformer aux attentes d’un public occidental friand de « traditions ».
Au sein de cette même configuration d’exaltation de la tradition, on a vu ainsi se déployer sur la scène occidentale la promotion de la harpe-luth mandingue – la kora – jouée par des musiciens attitrés, les griots, manifestant la permanence d’une musique de cour censée remonter à l’empire médiéval du Mali. On est donc là du côté de la pureté, de la pureté proclamée d’une tradition musicale datant de plusieurs siècles, et donc de ce qu’on l’on pourrait nommer un exotisme du passé.
L’exotisme du métissage
La recherche d’une altérité ou d’une pureté culturelle absolue, qui vient d’être évoquée, revêt des aspects paradoxaux puisqu’elle trouve de nos jours sa réalisation ultime dans le métissage.
Toutes les cultures de la planète ont toujours été mélangées, les agents de ces cultures ont toujours puisé dans le répertoire à leur disposition pour donner forme aux agencements culturels locaux, qu’il s’agisse d’objets rituels, de contes, d’épopées ou de musiques. Or, à travers le métissage et l’hybridation proclamés s’exprime le postulat de cultures supposées être pures avant cedit métissage.
L’africanité serait, par exemple, revivifiée, « révélée » – au sens d’un révélateur photographique – par l’adjonction d’éléments occidentaux. En témoignent les multiples assemblages de musiques occidentales avec des musiques africaines, le cas emblématique étant à cet égard celui du griot malien joueur de kora Ballaké Sissoko et du violoncelliste et bassiste Vincent Segal. Ainsi, plutôt que de prendre en compte l’évolution de ces musiques « traditionnelles » vers la « modernité », dans cette perspective de métissage, on peut considérer que le mixage avec des musiques éloignées les cantonne et les fige dans une authenticité radicale, leur interdisant d’être de plain-pied dans leur époque.
Le métissage ne serait donc pas synonyme d’une sorte de « bouillie » ou de « blend » au sein de laquelle tous les éléments constitutifs disparaîtraient, mais au contraire le véhicule permettant la réapparition et la mise en valeur de « morceaux » de culture, comme si le mélange était devenu lui-même la forme obligée de l’expression des identités singulières.
L’exotisme global
La question du métissage, de l’altérité et de l’exotisme renvoie in fine à celle des rapports entre universalisme et spécificité culturelle. Peut-être faudrait-il cesser d’opposer l’universel au particulier et de penser que le particulier serait premier par rapport à l’universel ?
L’expression d’un exotisme contemporain de bon aloi semble possible. Prenons comme exemple le « thriller » ou le roman policier. Au cours des dernières décennies, cette forme littéraire d’origine états-unienne a connu de multiples déclinaisons nationales. Les versions indienne, scandinave, italienne, grecque ou sud-africaine de ces fictions donnent chaque fois à cette trame unique un parfum singulier. La réappropriation par des danseuses ukrainiennes de la K-pop sud-coréenne est un autre exemple. Les signifiants peuvent être originaires de toute part de la planète et revisités en tous points du globe.
Il est vain de chercher dans un ailleurs absolu le remède à nos angoisses et de vilipender la globalisation parce que cette dernière serait le rouleau compresseur de l’infinie diversité des cultures. L’exotisme, autre nom de l’altérité, est notre intime voisin, et c’est au cœur même de la mondialisation qu’il convient de le rechercher.
Jean-Loup Amselle, Anthropologue et ethnologue, directeur d'études émérite à l'EHESS, chercheur à l'Institut des mondes africains (IRD-CNRS-Panthéon Sorbonne-Aix-Marseille-EHESS-EPHE), Institut de recherche pour le développement (IRD)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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Plaidoyer pour un nouvel exotisme
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Article republié de The Conversation France